Compte rendu de la Journée de rentrée : Saisir les biographies par la bande – Nov. 2022 – Partie 1

Cette journée d’études marque la rentrée de l’axe 2 du laboratoire IRIS : biographies, trajectoires, parcours, premier évènement depuis la formulation de nouveaux objectifs pour cet axe. C’est l’occasion de changer de focale pour saisir les biographies « par la bande ». Ce compte-rendu a été réalisé par Pierre Perroton et Constance Perrin-Joly, il a été relu par les auteurs et autrices et reprend dans cette première partie les échanges de la matinée du 17 novembre 2022.

Michèle Leclerc-Olive « Point de vue sur le temps biographique en sciences sociales »

Temps et biographie : de quoi parle-t-on ?

Le traumatisme nous renseigne sur le temps : il fait perdre le rapport au temps habituel, « le temps ne passe pas ».

Michèle Leclerc-Olive

Les débats des années 1980, et notamment les investissements de l’INSEE afin de créer un rapprochement entre des études quantitatives et qualitatives sur les biographies, ont été oubliés. Ces projets n’ont pas abouti malgré tout le travail réalisé et ces travaux ne sont plus en circulation. 
Dans son ouvrage Outsiders (1963), Howard Becker défend le concept de carrière pour s’opposer aux analyses multivariées. Pour la physique qui mobilise le terme de trajectoire, tout est joué au départ : Les caractéristiques physiques de l’origine déterminent la trajectoire d’une balle..
Anselm Strauss, pour sa part, travaillait sur les fins de vie ; il propose de distinguer le corps, l’identité et le temps biographique. Ces réflexions amènent à distinguer l’identité fondée sur une idée totalisante, et le temps biographique tourné vers le passé. Paul Ricoeur développe la thèse d’une identité narrative (Temps et récit, 1985). Pour ce faire, il écarte les biographies à problèmes. Le sociologue Jean Peneff suggère également que pour procéder à l’analyse biographique, il faudrait ne rencontrer que des gens avec des trajectoires de vie stable. Pourtant le traumatisme nous renseigne sur le temps : il fait perdre le rapport au temps habituel, « le temps ne passe pas ».
Il est nécessaire de distinguer la biographie comme méthode (quand elle sert à documenter une autre question) de l’approche biographique qui s’intéresse à la manière dont les individus construisent leurs biographies, comment ils sélectionnent des évènements marquants. Daniel Bertaux introduit une distinction entre récit de vie et histoire de vie. Cette dernière serait le versant objectif de la biographie à partir du versant subjectif des récits. Ainsi le récit de vie ne peut être confondu avec l’approche biographique.
L’évènement biographique entremêle cependant le récit Michèle Leclerc-Olive propose donc d’entrer dans la biographie par les évènements. Dans la pratique, elle débute ses entretiens en posant la question suivante :
Quels sont les évènements qui, selon vous, ont marqué votre vie ? 
Cette entrée permet d’établir un rapport entre l’évènement et le temps. 
Deux ouvrages de l’actrice Anny Duperey évoquent ce rapport au temps dans la biographie.
–          Le Voile noir (1992) : récit autobiographique où l’actrice raconte son enfance à travers des photographies prises par son père disparu. Ses parents sont morts d’intoxication alors qu’elle n’a que 8 ans et demi, et elle ne conserve aucun souvenir d’eux dans sa mémoire. L’actrice essaye de comprendre cet évènement et de reconstruire son enfance. 
A la publication de son ouvrage, elle reçoit des courriers dont un d’une médecin anesthésiste qui lui explique qu’elle n’est pas responsable de la mort de ses parents. Avec ce courrier elle dénoue un profond problème dans son esprit. 
–          Je vous écris (1993) : l’actrice poursuit son enquête autobiographique et répond aux nombreux courriers reçus.
Michèle Leclerc-Olive qualifie la relation de l’enquêteur-biographe et de l’enquêté, de relation quasi thérapeutique. La relation amicale avec la personne enquêtée prend fin avec l’enquête pour le chercheur ; pour la personne qui a exploré sa vie, c’est souvent plus compliqué. Mais pour elle c’est important d’avoir mis du sens dans son expérience biographique. 
Explorer son passé est un véritable travail d’enquête. Philippe Lejeune considère que le premier laboratoire d’autobiographie c’est le bus car on y raconte sa journée.(Philippe Lejeune, 1975, Le Pacte autobiographique, Seuil). Les grands évènements de la vie marquent des ruptures (Exemple d’un concours qui détermine la vie : emploi, mutation, carrière). En sociologie ce qui fait la vie des gens est souvent oublié. 
Le temps biographique est bien plus compliqué que le temps physique. On pourrait dire qu’il « détemporalise » par rapport au temps classique ; la posture classique considère le temps comme une ligne sur laquelle on place des évènements. Les événements seraient seconds. En réalité c’est l’inverse, ce sont les évènements qui permettent de construire un temps linéaire. D’autres cultures n’ont pas ce concept abstrait de temps linéaire qui caractérise les sociétés occidentales. 
La biographie a d’abord été négligée par les philosophes et les sociologues, mais dans les années 2010, beaucoup d’ouvrages remettent la biographie et l’autobiographie sur le devant de la scène.que l’on produit et l’évènement concret, le récit fait partie de l’évènement lui-même. Michèle Leclerc-Olive conclue alors que la notion d’objectivité est un présupposé épistémique. Dans les années 80 la notion de récit de vie repose sur la dualité sujet/objet. La biographie mêle en réalité le récit qui fait partie de l’évènement lui-même. On ne peut y démêler l’objectif du subjectif. 
La mécanique quantique est venue bouleverser des croyances. Il est très difficile de se détacher de ses habitudes de pensée. Michèle Leclerc-Olive formée comme probabiliste explique avoir mis du temps à se détacher de cette première socialisation professionnelle. 

Une méthode de travail

Michèle Leclerc-Olive propose donc d’entrer dans la biographie par les évènements. Dans la pratique, elle débute ses entretiens en posant la question suivante :
Quels sont les évènements qui, selon vous, ont marqué votre vie ? 
Cette entrée permet d’établir un rapport entre l’évènement et le temps. 
Deux ouvrages de l’actrice Anny Duperey évoquent ce rapport au temps dans la biographie.
–          Le Voile noir (1992) : récit autobiographique où l’actrice raconte son enfance à travers des photographies prises par son père disparu. Ses parents sont morts d’intoxication alors qu’elle n’a que 8 ans et demi, et elle ne conserve aucun souvenir d’eux dans sa mémoire. L’actrice essaye de comprendre cet évènement et de reconstruire son enfance. 
A la publication de son ouvrage, elle reçoit des courriers dont un d’une médecin anesthésiste qui lui explique qu’elle n’est pas responsable de la mort de ses parents. Avec ce courrier elle dénoue un profond problème dans son esprit. 
–          Je vous écris (1993) : l’actrice poursuit son enquête autobiographique et répond aux nombreux courriers reçus.
Michèle Leclerc-Olive qualifie la relation de l’enquêteur-biographe et de l’enquêté, de relation quasi thérapeutique. La relation amicale avec la personne enquêtée prend fin avec l’enquête pour le chercheur ; pour la personne qui a exploré sa vie, c’est souvent plus compliqué. Mais pour elle c’est important d’avoir mis du sens dans son expérience biographique. 
Explorer son passé est un véritable travail d’enquête. Philippe Lejeune considère que le premier laboratoire d’autobiographie c’est le bus car on y raconte sa journée.(Philippe Lejeune, 1975, Le Pacte autobiographique, Seuil). Les grands évènements de la vie marquent des ruptures (Exemple d’un concours qui détermine la vie : emploi, mutation, carrière). En sociologie ce qui fait la vie des gens est souvent oublié. 
Le temps biographique est bien plus compliqué que le temps physique. On pourrait dire qu’il « détemporalise » par rapport au temps classique ; la posture classique considère le temps comme une ligne sur laquelle on place des évènements. Les événements seraient seconds. En réalité c’est l’inverse, ce sont les évènements qui permettent de construire un temps linéaire. D’autres cultures n’ont pas ce concept abstrait de temps linéaire qui caractérise les sociétés occidentales. 
La biographie a d’abord été négligée par les philosophes et les sociologues, mais dans les années 2010, beaucoup d’ouvrages remettent la biographie et l’autobiographie sur le devant de la scène.

La question du temps dans l’histoire de la peinture

Michèle Leclerc-Olive propose d’analyser deux peintures pour mettre en lumière les questions relatives au temps, pour distinguer histoire et processus. 
Les Ambassadeurs, Hans Holbein le Jeune, 1533.
L’anamorphose invite à voir cette scène autrement. Regarder le tableau de côté (par la bande) amène le spectateur à voir un crâne plutôt qu’un os de sèche, visible de face. Pendant longtemps le public n’a pas vu l’anamorphose du crâne (vanité) symbole du temps qui passe et de la finitude de chaque être humain. La relecture de cette œuvre par l’historien d’art lituanien Jurgis Baltrušaitis change radicalement la lecture de cette œuvre.
Les Ménines, Diego Velasquez, 1656.
Ce tableau est utilisé par Foucault dans Les mots et les Choses (1966). Ici on voit la même chose quel que soit l’endroit où l’on observe la toile, par le côté ou de face. Il n’y a pas de réinterprétation radicale possible. 

Discussion

La discussion a notamment porté sur la disponibilité du matériel biographique en sociologie, moins accessible que des archives historiques. Des initiatives ont cependant été mises en œuvre pour publier les entretiens pour une analyse secondaire : 
– Initiative Qualidata au Royaume Uni (crée au milieu des années 1990) : https://ukdataservice.ac.uk/learning-hub/qualitative-data/
– Travaux du GRETS et du laboratoire PACTE en France : https://reanalyse.hypotheses.org/colloque-analyse-secondaire-2005
 
Les participants et les participantes ont aussi noté à propos des Ménines l’importance du regard. On peut croiser les regards ! Les regards sont complémentaires. 
Une question a été adressée à Michèle Leclerc-Olive sur la manière dont elle s’y prend dans son enquête pour ne pas écraser la question du temps : Comment donner de la place à d’autres façons de concevoir le temps ? Classiquement amorcée par la question « Racontez-moi votre vie ? », la personne interrogée peut se sentir abandonnée : le non directif est en réalité très directif. Le ou la sociologue doit prendre en compte que le silence est difficile pour les personnes interrogées. 
A propos des entretiens directifs ou semi-directifs, les participantes et les participants notent qu’en réalité les gens ne parlent pas et parfois il y a une nécessité à être directif pour comprendre des éléments précis (années, lieux) car il n’y a pas forcément d’habitude de raconter sa vie. Il peut être utile de faire plusieurs entretiens pour donner aux enquêté.es envie de parler. 
Une autre intervention a proposé de relier le son et l’écoute (d’un entretien) avec la représentation visuelle du temps. La pensée serait-elle structurée par des images ?
C’est l’éducation au visuel qui structure notre pensée. Cf. : Images de pensée de Walter Benjamin (1935). 

Thierry Bonnot « La biographie d’objet, une méthode d’enquête » 

Les objets comme les personnes peuvent être biographiés. Il est possible de retracer le parcours de l’objet de sa fabrication à sa destruction ou sa position actuelle dans le monde social (musée, poubelle…)
Cette forme de récit linéaire, avec un début et une fin – pour les personnes, une naissance et une mort – pose le problème de la construction du savoir et de sa représentation. En particulier et par exemple, les historiens ont dénoncé l’illusion rétrospective et téléologique de la biographie, cherchant dans l’enfance du « grand homme » les anecdotes annonciatrices de ce qu’il deviendra ; et Bourdieu a parlé d’illusion biographique pour les histoires de vie (Passeron dit plutôt utopie biographique). 
Du côté des objets, on peut faire le même genre de critique à propos des mêmes facilités de raisonnement. Thierry Bonnot prend l’exemple de Krzysztof Pomian à propos du parcours idéal-typique du sémiophore (un objet est produit, utilisé, désaffecté puis recyclé en objet signifiant, patrimonial, un sémiophore) : c’est en quelque sorte l’illusion biographique transposée aux objets. Krzysztof Pomian, retrace le parcours idéal d’un objet. Cette illusion biographique génère l’évidence patrimoniale. En matérialisant un processus continu de patrimonialisation, une sorte d’évidence qui mènerait par exemple un site industriel de l’usine à l’emblème culturel, on risque d’ignorer ce qui donne leurs propriétés politiques aux situations successives ayant émaillé ce parcours. La biographie d’objet repose sur l’étude circonstancié des moments qui font le devenir de l’objet. Bernard Lahire étudie La fuite en Egypte de Poussin, la biographie enchantée des œuvres d’art (Joconde…).

Les auteurs oublient les coups de force du passé, c’est pourquoi il est intéressant de faire l’histoire des différentes classifications des objets. Il ne s’agit pas seulement une histoire d’objet mais une méthode d’enquête et d’écriture, une écriture qui adopte le point de vue de l’objet. 
Igor Kopytoff a écrit un article en 1986 traduit en 2020, sur la question de la vie sociale des choses, paru dans un ouvrage d’Appadurai, il y étudie de la circulation des marchandises. Les objets sont culturellement construits comme des biens échangeables. La question de la marchandisation permet un parallèle avec l’esclavage (chose ou personne), ce processus est applicable aux objets. 
Dans l’ouvrage Le magasin du monde (2020), Sylvain Venayre et Pierre Singaravélou proposent une histoire sociale des objets mais pas des biographies d’objets. Il existe une méthode spécifique qui implique une échelle singulière pour la biographie d’objet, C’est la vie « bien vécu » concept de  Kopytoff pour les objets.

« Les biographies de choses rendent saillant les éléments qui restent cachés. »

Igor Kopytoff, 2020

Pour Kopytoff : singularisation et origine anthropologique du concept sont centrales, les choses ne peuvent faire l’objet d’une biographie que si elles sont singularisées, elles deviennent des personnes. Pour Malinowski le canoë dans le Pacifique est une personne, il ne peut être compris sorti de ce contexte (Les Argonautes du Pacifique Occidental, 1922).
Jean Bazin, dans un article paru la même année que celui de Kopytoff (1986), s’est intéressé à la question des objets-personnes à partir de l’étude d’un rite au Mali, mettant en scène un « boli » objet étrange aspergé de sang d’animaux sacrifiés. Ce que Bazin met en évidence, c’est la singularité du boli, au nom de laquelle il réfute la catégorisation traditionnelle sous le terme d’autel ou de tabernacle : « Toute la « force » du boli tient au contraire à ce qu’il est cette chose-ci à laquelle aucune autre n’est substituable » (Ibid. 361). Chaque boli a son histoire propre, sa personnalité. « Un boli a pour ainsi dire une personnalité sociale qui se perpétue à travers les générations de ses fidèles et qui s’exprime dans les multiples anecdotes dont s’enrichit progressivement son histoire » (Ibid. 363).

« Un boli est un individu matériel, non point une chose personnifiée, mais une chose-personne. Faute d’âme, il a ce qui ici en tient lieu : un nom propre »

Jean Bazin, 1986, p. 371

« C’est un changement temporel qui est mis en évidence avec la notion de “vie sociale”, de “carrière” ou de “biographie”, sans que soit toutefois précisée la nature d’une permanence qui correspondrait à la notion de personne et justifierait l’analogie »

Laurent Thévenot, « Essai sur les objets usuels », in Bernard Conein, Nicolas Dodier et Laurent Thévenot (dir.), Les objets dans l’action. De la maison au laboratoire, Raisons Pratiques n°4, Éditions de l’EHESS, Paris, 1993, p. 85-111, citation p. 103

La critique de Laurent Thévenot est recevable pour les deux articles en question, puisqu’Appadurai comme Kopytoff en restent à un exposé de méthode sans cas empirique vraiment exploré. Mais si l’on travaille méthodiquement sur un parcours concret, la permanence que cherche Thévenot ne réside-t-elle pas précisément dans le récit que l’on peut faire du parcours de l’objet en question ? Du fait qu’on peut individualiser cet objet, on peut plus ou moins précisément et plus ou moins exhaustivement retracer son itinéraire, donc établir une analogie avec une personne humaine et, de là, rédiger une biographie. Dès lors, le changement mis en évidence n’est pas que temporel, il est aussi social, culturel, politique. Kopytoff achète des calebasses mais un jour une femme refuse de lui vendre la sienne, il en conclue que tous les objets ne sont pas vendables, tout objet ne devient pas marchandise.

Thierry Bonnot revient ensuite sur son article de 2004 sur l’itinéraire biographique d’une bouteille de cidre (« Itinéraire biographique d’une bouteille de cidre », L’Homme, vol. 170, no. 2, 2004, pp. 139-163). Cet article se construit grâce à une écriture fictionnelle pour rendre compte d’une partie inconnue de l’histoire de l’objet. Il faut tout un ensemble d’éléments pour que cet objet puisse être identifié et que sa biographie puisse être reconstituée : la découverte d’un fragment, la présence d’une marque de fabrique, l’attention d’un archéologue qui envoie un courrier dans toute la France, et enfin l’adéquation avec la recherche de Thierry Bonnot à ce moment-là à l’écomusée du Creusot qui permet l’identification. Si ces facteurs ne sont pas réunis, il n’y a pas d’histoire.
Donc on ne peut pas décréter quel objet mérite ou non d’être biographé. Par ailleurs la biographie d’objet nécessite une approche pluridisciplinaire.

En conclusion : Dans un article dans Sensibilités, Claude Grin évoque une soi-disant planche à rêve Kanak au musée du quai Branly. En réalité cette dénomination (planche à rêve) n’a jamais existé sur le terrain et a été créée pour l’exposition. 
La méthode biographique c’est une graphie, une écriture qui prend pour point de vue celui de l’objet mais à travers l’enquêteur. L’attention se pose sur la fluctuation des statuts sociaux, comment l’objet devient-il quelque chose d’autre que ce qu’il était au départ ? Ce qui est intéressant ce sont les bifurcations et les ratés, le jeu avec la chronologie et la temporalité. 

Discussion

Différentes questions ont émergé :

Comment se placer du point de vue de l’objet ? 
Faire la biographie d’objet, c’est faire la biographie des individus aussi. Cet objet a croisé telle et telle personne. Pour la partie « imaginée », il s’agit de chercher des éléments concrets dans les archives.
 
Qu’est-ce qu’apporte la biographie d’objet ? 
Il n’y a pas de méthode universelle. Il s’agit d’un recueil minutieux : identifier tous les développements possibles de la biographie (y compris les chemins qu’elle n’a pas pris). Il faut rester modeste, pour comprendre l’intrication de la vie matérielle et vie sociale. L’intérêt est aussi dans le cadre de processus de patrimonialisation. Par ex : restitution de certains objets aux pays africains. Ce processus a une dimension politique.
La biographie de l’objet permet de se poser la question de l’attachement. Pourquoi conserver un objet en particulier plutôt qu’un autre ? Le regard porté est conditionné par les musées et les parcours individuels. 

Gaelle Chartier « Champs sonores et vigilances d’écoute : des outils pour sonoriser les biographies ? »

Un projet de recherche en cours de définition

Considérant la dimension sonore de l’expérience individuelle, Gaëlle Chartier propose de l’analyser sans en faire un effet secondaire ou une dimension accessoire. L’idée est de partir de l’analyse biographique pour analyser l’expérience sonore.
Deux dimensions sont à prendre en compte : la matérialité du son et le rapport à l’écoute. Comment le son et le sens de l’ouïe sont-ils socialement construits (musique/bruit) ? Comment l’écoute est-elle le fruit d’un parcours et d’une expérience ?
Dans sa thèse, Gaëlle Chartier s’était déjà intéressée au mouvement : comment un (même) geste peut être qualifié de violent ou de festif. Cette analyse du mouvement s’ancrait dans une anthropologie de la violence et du traumatisme. Ce champs de recherche inclut cette dimension sonore, autour de questionnement tels que : comment le son participe-t-il au développement de la violence ? Comment la musique est-elle mobilisée au Chili pour torturer ou pour résister ? 
Suzanne Cusick étudie par exemple l’agentivité sonore en prison. 
Comment le traumatisme s’exprime-t-il en lien avec l’écoute : la phonophobie / hyperacousie / hallucination sonore ? Comment le son relie-t-il plusieurs espaces et plusieurs temporalités ? Comment un groupe social retravaille cette mémoire sonore individuelle et collective ? Comment mettre à l’épreuve cette réalité méthodologiquement ? Cette dernière question ouvre une multitude de pistes et de questions en retour : Se concentrer sur la voix, comment décrire les sons, travailler avec les sons, que faire des silences…

Deux concepts clés

Ces concepts sont empruntés à la musicologie.

Champ sonore :  
Le champ sonore désigne une zone dans laquelle le bruit se propage. C’est une approche physique de la description : comment les ondes se diffusent ?
Cf. : Murray Schafer  Le paysage sonore  (2010). L’auteur y propose est une unité paysagère : décrire ce qu’on entend à l’arrière-plan, au premier plan et les différents motifs : Bruit de la mer, une cloche qui sonne du village, un bruit de circulation ou de troupeau…). Son objectif est de militer pour la préservation contre l’agression urbaine sonore, ce qui l’amène à exclure le sujet qui compose par son écoute le paysage. Un enfant n’a pas la même audition qu’un adulte qui ne souligne pas les mêmes sons. 

Vigilance d’écoute : 
Ce second concept invite à se demander : Comment se mettre à l’écoute de l’écoute ?
Quand nous écoutons, nous qualifions un son et nous l’ancrons dans un territoire. Cette écoute varie selon les individus. Il y a des régimes d’audibilités. Comment attraper cette vigilance  vigilance d’écoute ? Les sons les plus aigus et les plus rapides ancrent dans le présent. 
La notion d’image-poids développée par Claude Bailblé (1979) peut être un outils pour décrire les effets perceptifs d’un son, de son intensité, indépendamment de la distance entre sa source et l’individu et sa source : il est possible d’entendre un grondement de tonnerre au loin comme puissant ou un bourdonnement de mouches près de notre oreille comme faible. 

Conclusion

L’objectif est de se mettre à l’écoute de l’écoute : en prendre conscience pour bien percevoir l’écoute de la personne

Gaëlle Chartier

Cf. : 
–          Roland Barthes sur l’écoute (1982), « l’écoute parle ». 
–          François Bonnet, Les mots et les sons (2022), rendre l’écoute aphone ! 
Bonnet prend acte de la normalisation de l’écoute et suggère qu’une démarche de création vise à destabiliser cette noramisation. La démarche que promeut Bonnet repose sur une exploration de l’imperceptible, de l’informe, de l’indistinct et de l’indéterminé. L’objectif est de «  jeter un voile d’insécurité sur la forme du son (qui est toujours la tentation de la bonne forme). Ici, le son comme « instrument d’inquiétude des discours » (Bonnet 2022, page 317). 

Discussion

Les mots qui décrivent les sons ne font pas consensus. Par exemple sur le « bruyant ». Dans un espace médicalisé, les infirmières identifient plus facilement qu’un enquêteur certains sons : si les cris sont « normaux », s’ils sont le signe au contraire d’un dysfonctionnement…etc.
La difficulté à prendre en compte le son dans l’enquête peut aussi venir de la difficulté à rendre compte : limite des mots, enregistrements sonores ne disent pas grand-chose de l’écoute (sensation d’un son « aplati »). C’est encore plus vrai pour d’autres sens comme l’odorat.
Gaëlle Chartier invite à explorer les collaborations entre arts et sciences, citant en exemple l’installation de Jérémie Nicolas, Echos d’affect d’effroi, qui a mené des travaux sur la résurgence du trauma par le son, notamment à l’occasion de son installation Haraka. 
Les Sound studies qui se développent très fortement actuellement.

Elements de bibliographie – Communication Gaëlle Chartier

Bailblé Claude, « Pour une nouvelle approche de l’enseignement de la technique du cinéma », Cahiers du cinéma, 1979, n^o 299, p. 17‑27. 

Barthes Roland, « Écoute » dans L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Seuil., Paris, 1982 (1976), p. 217‑230. 

Bonnet François J., Les mots et les sons: un archipel sonore, Paris, Éditions de l’Éclat (coll. « L’éclat-poche »), 2022 (2012). 

Chion Michel, Le son: ouïr, écouter, observer, Malakoff, Armand Colin, 2018. 

Collins Randall, Violence : a micro-sociological theory, Princeton, Princeton University Press, 2008. 

Cusick Suzanne G., « Music as torture / Music as weapon », Transcultural Music Review, 2006, vol. 10. 

Daughtry J. Martin, Listening to war: sound, music, trauma and survival in wartime Iraq, New York, Oxford University Press, 2015. 

Murray Schafer Raymond, Le paysage sonore: le monde comme musique, Paris, Éd. Wildproject (coll. « Collection Domaine sauvage »), 2010. 

Schaeffer Pierre, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 2002 (1966). 

Velasco-Pufleau Luis, « Quand il ne reste que la guerre pour tuer le silence : Écouter No One Is Innocent après le 13 novembre 2015 », Volume !. La revue des musiques populaires, 17 juin 2019, vol. 15, n°2, p. 91‑99. 

Volcler Juliette, L’orchestration du quotidien: design sonore et écoute au 21e siècle, Paris, La Découverte, 2022. 

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